Nous sommes le 24 février 1954, base aérienne de Brétigny-sur-Orge, région parisienne. Une journée d’essais classique pour les ingénieurs du célèbre constructeur aérien Dassault. Depuis deux ans, tous les efforts se portaient sur le perfectionnement du dernier-né de l’entreprise : le Mystère IV. Chasseur turboréacteur de nouvelle génération, il faisait la fierté de Dassault et de son légendaire patron visionnaire, Marcel Dassault ; déjà, les Américains en avaient commandé plus de 200.
Mais avant la mise en service définitive, on souhaitait encore faire des essais pour prouver que les Français pouvaient égaler les Américains il y a de cela 7 ans : avoir un avion capable de percer le mur du son. Certes, le 12 novembre 1952, le mur du son avait déjà été franchi par Roger Carpentier sur un Mystère II mais c’était en piqué, ce n’est pas pareil, là on parle d’un dépassement en vol horizontal. Le pilote capable d’un tel exploit, on l’avait déjà et depuis deux ans et son premier vol sur le Mystère IV, il prouvait à tous que son savoir-faire était immense. Son âge, 49 ans ; son origine, Varsovie, son nom, Constantin Rozanoff. Et en ce 24 février 1954, Constantin Rozanoff, l’un des grands aviateurs français de l’ère des avions à réaction, allait prouver à tous que les Français pouvaient faire aussi bien que les Américains en passant enfin le mur du son en vol horizontal à bord de son Mystère IV. Moins de quatre mois plus tard, ce héros trouvait la mort lors des essais officiels de ce même appareil. Né à Varsovie le 23 août 1905, Konstanty « Kostia » Vladimir Rozanoff est le fils d’un couple de nobles russes qui durent fuir à cause de la révolution bolchévique de 1917. Et voilà alors le jeune Kostia arrivant à Paris cette même année 1917. Kostia a 12 ans et une nouvelle patrie. Il va vite l’adopter. Naturalisé dix ans plus tard, en 1927, il peut intégrer la célèbre Ecole Centrale de Paris d’où il sort brillamment diplômé l’année suivante. Ses qualités d’ingénieurs se montrent indéniables. Appelé à faire son service militaire, il l’effectue au sein du 34 ème régiment d’aviation sur la base du Bourget. Il passe ensuite au 12 ème régiment d’aviation à Reims. Ayant trouvé une vraie vocation, il fait l’école nationale supérieure de l’aéronautique et de l’espace en 1933 puis licencié pilote, il peut intégrer le Centre d’Essai du Matériel Aérien au sein de la célèbre base de Villacoublay en 1935. Tester les nouveaux appareils voilà une tâche dans laquelle le nouvel aviateur Kostia s’épanouit. Néanmoins, il faut prendre garde ; pilote d’essai est parfois dangereux comme lors d’un accident en 1937 où Rozanoff ne doit la vie sauve qu’à son sang-froid et son parachute. Deux ans plus tard, Rozanoff doit encore la vie à son parachute lorsque le 28 novembre 1939, étant chargé de ramener un Messerschmitt capturé, un problème technique le contraint à s’éjecter tandis que l’appareil se détruit au sol.
Ne souhaitant pas être confiné à un poste technique alors que les combats s’annoncent, Rozanoff obtient la permission le 14 février 1940 de rejoindre un poste d’active comme commandant en second d’un groupe de chasse, le GC/II4. Présent au cœur des combats lors de la catastrophe de juin 1940, il y obtient deux victoires homologuées : le 16 mai contre un Messerschmitt et un Henschel le 18 mai suivant. Restant dans l’armée de Vichy en juin 1940, il est affecté au bureau de l’Armée de l’Air au Maroc pendant deux ans : il n’y fera rien de passionnant. La seule chose que l’on peut retenir c’est que c’est là qu’il s’invente un écusson personnel : un écusson circulaire avec une plume à l’intérieur. Voulait-il faire référence à ses qualités indéniables d’auteur lorsqu’il s’agissait de faire des jeux de mots tant et si bien qu’on devait le surnommer Cyrano ? On le retrouve en novembre 1942 lorsqu’il rejoint les forces françaises libres au Maroc pour prendre la tête d’une escadrille d’élite, le groupe de chasse II/5 Lafayette. Ce groupe aérien avait été créé en 1940 en hommage à la célèbre escadrille Lafayette formée en 1917 par des aviateurs américains volontaires pour prêter main-forte à la France. Elle arborait comme signe distinctif un chef indien et les Français reprirent cet emblème. Equipé d’avions américains de type Curtis, elle était une des meilleures de l’armée de l’air française. Postée en Algérie en 1940-1942, elle se rallia à la France Libre le 25 novembre 1942. Rééquipée de nouveau par les Américains avec des modèles neufs de Curtis, les Curtis P-40 Warhawk , elle reçoit pour chef Rozanoff ce qui montre le crédit que les Alliés accordaient à cet officier.
Rozanoff peut compter sur un personnel hautement qualifié et expérimenté. Citons ainsi, Jean Gisclon, lyonnais de 29 ans et tête brulée déjà titulaire de six victoires homologuées ; Pierre Delachanal, savoyard de 24 ans, saint-cyrien, avec sept victoires à son palmarès, Paul Boudier, un autre lyonnais de 23 ans avec déjà quatre victoires inscrites.
L’escadrille va immédiatement participer à la campagne de Tunisie avec Rozanoff à sa tête. Sur son avion, à côté de l’ancien insigne de l’escadrille Lafayette, à savoir l’Indien des plaines, Rozanoff a placé deux initiales : MadKot, Madeleine pour son épouse, Kot pour lui-même : en voilà une intention touchante de sa part. Mais bientôt on se souvient que Rozanoff est avant tout un technicien hors pair et un homme d’aérodrome. Aussi on le promeut adjoint à la direction de la formation des pilotes pour toute l’Afrique du Nord en 1943. Après un retour à l’active à la tête du GC II/3 le 16 juillet 1943, lieutenant-colonel en décembre, il passera les 18 derniers mois de la Seconde Guerre Mondiale à faire des stages en Angleterre ou aux Etats-Unis notamment à l’Empire Central Flying School britannique à Hullavington dans le sud du pays. Promu colonel, il devient directeur du centre d’essais de l’aviation au sein de la base 118 à Mont-de-Marsan totalement repensée pour devenir un haut lieu de l’expérimentation des avions militaires français. Rozanoff en sera le premier chef jusqu’en octobre 1946 où il décide de quitter l’armée.
C’est alors qu’il est recruté par l’entreprise aéronautique appelé à connaitre un essor sans précédent dans l’après-guerre : Dassault. Marcel Dassault (1892-1986), après s’être brillamment comporté durant l’Occupation avec son refus de collaborer et sa déportation tragique à Buchenwald, revenait en France avec l’intention de faire de Dassault Aviation l’entreprise française d’aéronautique de référence. Rozanoff est le candidat idéal : il connait la théorie mais aussi le terrain, il possède une grande expérience à l’étranger et sait déjà piloter un avion à réaction grâce à ses stages au Royaume-Uni ou aux Etats-Unis. Rozanoff devient donc le directeur des essais de l’entreprise. Dassault ne recruta pas que Rozanoff mais un grand nombre de pilotes chevronnés ayant quitté l’armée à la fin de la guerre se retrouvèrent dans les rangs de Dassault pour tester les nouveaux modèles qui commençaient à sortir à la chaine. C’est ainsi que Rozanoff put retrouver, dès 1949, certains collègues de l’escadrille Lafayette comme Paul Boudier ; d’autres noms illustres rejoignirent comme Charles Monier, un ancien de Normandie-Niemen, archi-décoré et surnommé Tito par ses confrères en référence à sa ressemblance physique au dictateur yougoslave. On voulait rattraper le retard sur les Américains. Grâce aux efforts des ingénieurs de Dassault et à l’œil expert de Rozanoff notamment, ce retard fut vite comblé.
Le 28 février 1949, Rozanoff faisait lui-même l’essai du premier prototype d’un nouveau modèle, l’Ouragan, au centre de Melun-Villaroche : essai concluant. On lance la production de 12 appareils qui doivent être opérationnels pour l’année prochaine. Le gouvernement français décide de faire confiance à Dassault et commande déjà 150 appareils dès 1950. Le 20 décembre 1951, Rozanoff effectuait un vol opérationnel depuis l’aéroport de Mérignac : la carrière de l’Ouragan était lancée et dès 1952, le gouvernement français augmentait sa commande à 450 appareils. Mais ce chasseur à réaction allait être immédiatement concurrencé et supplanté par le dernier-né de l’entreprise Dassault : le Mystère. En effet, le véritable objectif de Marcel Dassault était de produire un avion capable de percer le mur du son. Il se met alors à l’étude d’un nouveau prototype. Rolls-Royce fournira le moteur, l’aérodynamisme sera celui de l’Ouragan ; Rozanoff doit se charger de la prise en main. Le 28 septembre 1952, Rozanoff faisait ainsi voler, pour la première fois, le Mystère IV, version élaborée de la série des Mystère. Essai très concluant de plus de 25 minutes ; dans la foulée, le gouvernement français en fait la commande.
Malheureusement, cette carrière de pilote d’essai n’est pas de tout repos. Il y a parfois des accidents, parfois des très graves. C’est d’abord l’accident, sans conséquences certes, de Paul Boudier sur un prototype d’Ouragan en mai 1950. Mais les drames sont là aussi : le 03 mars 1953, Charles Monier, qui testait un Mystère à la base aérienne d’Istres, perd le contrôle de son appareil, fait un piqué et va s’écraser au sol faisant exploser son avion dans les flammes ne se laissant aucune chance de survie. Mais ça, c’est la loi du jeu : les aviateurs sont conscients des risques qu’ils prennent. C’est encore plus vrai dans le cas des pilotes d’essai confrontés à des appareils parfois incontrôlables car non encore sécurisés. Pour Rozanoff, toute cette tension se réglait par un humour sans égal que d’aucuns se rappellent encore. C’est le cas du célèbre pilote André Turcat qui l’évoque dans ses mémoires : « Rozanoff, laissez-moi vous en dire un mot : baroudeur (il venait de la chasse, notamment en Tunisie). Fonceur, mais pas à l’aveuglette. Jovial aussi et enrobant ce qu’il pouvait y avoir de dur dans les relations sociales sous l’humour, si précieux, et ses contrepèteries célèbres. Hâbleur, mais pas prétentieux au-delà de ce qu’il réalisait, et n’écrasant pas : il était pour moi, tout jeune dans le métier et donc peu expérimenté, comme un ancien attentif, même dans ce rôle paradoxal bien connu de celui qui a beaucoup vu mais doit subir les remarques, voire les critiques, du représentant de l’État qui a tout à apprendre. C’est ainsi que j’avais pensé détecter sur un Mystère dérivé des vibrations excessives ; à quoi il fit répondre :
– « Bien. Je n’y ai rien vu d’excessif, mais Turcat est un bon gars et je vais retourner y voir. » Ce qu’il fit, me persuadant gentiment de l’inanité de ma remarque. Et nous eûmes d’autres occasions de rapports amicaux sans condescendance. » Rappelons que certains appelaient Rozanoff le Cyrano des essais autant pour sa truculence que pour ses folies quotidiennes pour percer le mur du son. Un mur du son qui obsède tout le monde. Il faut pouvoir le passer à l’horizontal et non plus simplement en laissant « tomber » l’avion en piqué à la verticale comme le font depuis deux ans les pilotes de Dassault comme Roger Carpentier. Alors entre 1952 et 1954, Rozanoff va multiplier les sorties en vol pour essayer de percer ce fameux mur : le 24 février 1954, c’est chose faite !
Le 03 avril 1954 est une date spéciale. En effet, l’aéroport de Melun-Villaroche, centre d’essai privilégié de Dassault, reçoit une foule d’officiels français et britanniques pour observer une démonstration de vol du Mystère IV. C’est bien évidemment le colonel Rozanoff qui monte à bord. L’idée est de voler à basse altitude pour faire une démonstration de passage du mur du son en vol horizontal, la spécialité de Rozanoff depuis deux mois mais cette fois-ci, on veut que Rozanoff perce le mur du son à très faible altitude ; pour épater la galerie bien sûr. L’appareil monte à trente mètres d’altitude puis Rozanoff le redresse à l’horizontale pour ensuite lui faire prendre de la vitesse dans ce but. C’est alors que la connexion avec l’aile de profondeur (gouvernail arrière) connait une défaillance technique et se bloque ; immédiatement l’avion part en piqué mais à trente mètres, c’est le crash immédiat dans une boule de feu et de flammes. Rozanoff meurt instantanément.
Reprenons les mémoires de Ancré Turcat : « Ainsi était équipé le Mystère IV présenté ce jour-là par Rozanoff devant les officiels. Évoluant à basse altitude et de sa façon spectaculaire, il agit à un moment sur le bouton dans le sens « à piquer », actionnant le moteur électrique par l’intermédiaire du relais correspondant et le relâchant… mais le relais colla. Et, lorsqu’il agit en sens inverse pour arrêter le mouvement par l’intermédiaire du relais inverse, un courant résiduel continua à entraîner le plan fixe mobile dans le même sens à piquer jusqu’en butée. Et l’avion, que Rozanoff ne contrôlait plus, piqua. Jusqu’au sol où il explosa. L’émoi fut profond, non seulement chez les spectateurs mais dans tout le public, qui adorait son Cyrano des essais, et surtout, bien sûr, dans tout le monde des essais et parmi nous, ses camarades. Mais il y a un temps pour l’émoi, et un autre pour le remède et la correction. »
Kostia Rozanoff repose depuis au cimetière de Passy à Paris, juste à coté d’un autre pionnier légendaire de l’aviation, Henry Farman (1874-1958).
Raphaël ROMEO
Bibliographie :
- Rozanoff Constantin, Double Bang, Paris, 1955 (posthume).
- Turcat André, Pilote d’essai, mémoires, Paris, 2009.
- Biographie sur le site Internet de Dassault Aviation.
- Site internet aerostories.free.fr
Pour aller plus loin :